lundi 29 avril 2013

Le premier lustre de l'A.G. en 1901

Edit: La première version de cette chronique datait les évènements retracés de novembre 1902 mais il s'agit bien de novembre 1901. En effet, l'Almanach de l'Université de Gand (qui paraissait en début d'année civile) retrace les événements de l'année écoulée, donc celui de 1902 concerne bien 1901.

Dans les pages qu'il consacre à l'ULB, l'Almanach de l'Université de Gand de 1902 publie un article du Journal des Étudiants sur les "Fêtes données à l'occasion du Vème anniversaire de l'A.G."

On y constate que l'Association générale des étudiants recevaient des invités d'un peu partout en Europe (bien que certains représentants "étrangers" étaient inscrits à l'ULB) pour leurs pantagruéliques réjouissances qui s'étalèrent sur trois jours. Les cuites et xylostomes (du grec xulon - le bois - et stoma - la gueule) furent nombreux après les agapes aux Trois Suisses, un des cafés les plus en vogue à l'époque.

Le chef d'orchestre de ces festivités, c'est Albert Devèze, qui deviendra entre autres choses ministre de la Défense (1920-1923, 1932-1936 et 1949-1950). 

Mardi 19 novembre

Grande activité dès le matin; des ambassadeurs sont envoyés à tous les trains pour recevoir les délégués étrangers. Enfin à 5 heures, un cortège interminable part de la gare du Nord, et, au milieu de la curiosité des bourgeois, se rend après de longues déambulations aux Trois Suisses. Devèze et Laude montent sur une table où ils font des efforts surhumains pour obtenir un silence relatif. Devèze prononce un discours de bienvenue, vibrant et chaleureux, puis les délégués étrangers se succèdent à la tribune pour remercier : Nava, représentant les étudiants de Pavie et de Turin ; Mersch, représentant les étudiants hollandais et luxembourgeois d'Aix-la-Chapelle ; Gutton, de Nancy ; enfin un délégué de Cambridge. Les délégués d'Oxford ne sont pas encore arrivés. Puis Mouzin, Thilbert, Hallet, etc., parlent pour Gand, Liège, Mons, Gembloux, Anvers. Enfin Geuens se hisse à la tribune et fait l'éloge de Devèze, l'organisateur des fêtes. Ses paroles sont acclamées. Pendant ces discours, la munich coule à flots et l'Harmonie des Wallons joue les airs nationaux. Le bouquet : on fait monter un petit marchand de cigarettes et on le présente comme délégué russe ; on acclame, des chauvins crient : A bas le Tsar ! la musique joue l'hymne russe. On voit que la gaieté n'a pas abdiqué ses droits pendant les fêtes.

A 8 heures, le Théâtre des Variétés est rempli d'une foule enthousiaste. Parmi les personnages importants, nous remarquons MM. Dwelshauvers, Leclère, Cattier, P. Errera, Cornil, Cheval, L. Errera, P. Hymans, De Mot, etc. Tous les artistes sont très applaudis. Citons d'abord Millaud, qui, un fouet à la main, présente la troupe, puis récite de forts beaux vers de G. Heux, Bobêche et Duvivier dans leur répertoire ; Poiry, très en voix et très applaudi dans les airs d'Anacréon et de Philémon et Baucis ; Dam, qui joue un morceau pour violoncelle de Catteau et le prélude du Déluge de Saint-Saëns enfin, et surtout, la charmante Mlle Dinaty qui récite des vers des camarades Drapier et Sosset.

Que dire de Noël de Pierrot, qui n'ait déjà été dit de la Mort de Pierrot ? Ce sont les mêmes vers tendres, langoureux, las, qui passent subitement à la haine, à la rage, au meurtre, à l'agonie. Nous y avons trouvé une puissance qu'il n'y avait pas encore dans la Mort de Pierrot et qui montre que notre ami Devèze est en progrès. Décidément, le futur troisième Pierrot sera un chef d’œuvre. Inutile de dire que l'auteur, appelé en scène, a été très applaudi, ainsi que ses interprètes tous excellents : Mlle Dinaty, Millaud, Delacre et Poiry.

L'Affaire Lapeaux d'Emilius Attax a certes été, pour le gros public, le clou de la soirée ; elle restera au répertoire estudiantin cette fameuse affaire où le libre-examen est mis a une sauce tout à fait piquante et où la vertu des femmes des juges semble jouer un rôle que ne soupçonnait peut-être pas Salomon. De nouveau, interprétation excellente : Gaby, Dally, Navarre et François, sont absolument tapés. Immense succès.

Les Culs de Jatte se suivent... ont moins de valeur ; mais la bizarrerie des situations a tout sauvé ; On a ri, c'est le principal.

Résultat général : un triomphe ; et, chose extraordinaire, on n'a pas dit de crasses.


Mercredi 20 novembre


Les étudiants se réunissent, peu nombreux, à l'Université et vont en cortège (c'est le troisième) à l'Hôtel de ville ; en cours de route, beaucoup de retardataires rejoignent la colonne et deux cents étudiants environ pénètrent à 10 h. 1/4, dans la Salle gothique. Chacun a soigné sa toilette ; quelques-uns uns sont en habit ; les délégués d'Oxford et de Cambridge font sensation avec leur hermine. Le bourgmestre et les échevins entrent. M. De Mot a arboré, pour la circonstance, sa plus vieille jaquette ; les échevins sont en redingote.

Devèze remercie l'Administration communale de la réception dont l'honneur s'adresse en réalité non à nous, mais à l'Université et à ses principes, basés sur le respect de la liberté de tous, de la science, de la liberté de conscience.

M. De Mot répond : il parle des services administratifs, des bâtiments de l'Hôtel de Ville, de 1830, des luttes de nos pères, etc.

Immédiatement après le lambic municipal... ne coule pas, les étudiants s'écoulent par les vestibules et les escaliers et le collège échevinal ainsi que ses services administratifs continuent à couler leur paisible existence.

Quatrième cortège : on se rend, en faisant de longs détours, à l'Université où a lieu une séance de congrès.

Après la constitution du bureau, l'assemblée vote une protestation contre les persécutions du Tsar contre la Finlande, persécutions qui ont empêché nos camarades d'Helsingfors d'être des nôtres.

THIBERT, de Liège, propose que le certificat d'études moyennes soit remplacé par une examen de sortie des athénées semblable à l'examen actuel du diplôme de sortie.

PERGAMENI préfère le rétablissement du graduat.

LODEL appuie THIBERT, tandis que SAND, CATTEAU, BOUCHÉ, DENIS, se déclarent partisans de l'examen d'entrée à l'université.

L'ordre du jour de SAND est adopté à l'unanimité. Il est ainsi conçu : le Congrès exprime le voeu qu'un examen d'entrée à l'Université, obligatoire pour tous indistinctement, soit établi.

SAND propose un vœu en faveur de la réforme immédiate des études grecques et latines. Il est appuyé par PIRGAMENI, BOUCHÉ, HICGUET, etc. Son voeu est adopté par acclamations.

DENIS propose de fêter le centième anniversaire de Victor Hugo. (Adopté).

DAM propose un voeu en faveur de l'internationalisation des diplômes universitaires. Actuellement on obtient qu'un diplôme belge soit rendu valable en Angleterre ; mais en France, c'est effrayamment (sic) difficile (Adopté).

Enfin DEVÈZE, avant de lever la séance, propose un ordre du jour proclamant la solidarité internationale dans l'amour de la liberté, la haine contre les préjugés de races et de sectes, enfin la nécessité de resserrer les liens entre les pays. Adopté avec acclamations enthousiastes.

Réunion à la Grand'Place à 2 heures. Cinquième cortège, extraordinairement nombreux : c'est la Saint-Verhaegen.

L'Université et la statue de Verhaegen au centre de la cour,
vus de la rue de l'Impératrice, vers 1900.

Au pied de la statue, vibrant discours de M. Van Drunen, dont voici quelques extraits :

« Je suis heureux de vous voir dans cette Université libre et libérale (applaudissements) réunis au pied de cette statue qui se dresse au centre et devant notre Alma Mater comme un défi à l'outrage et à la calomnie. »

« Cette image est pour nous un symbole ; c'est elle qui inspire notre enseignement, et c'est elle qui, pour nous, doit être le stimulant de l'enthousiasme dans un temps où règne l'hypocrisie des intérêts. »

M. le docteur Jacques prend ensuite la parole au nom des Anciens Étudiants et Devèze au nom de l'A.G. Les délégués étrangers défilent devant la statue en acclamant selon leurs rites nationaux.

Sixième cortège. On se rend à la réception des Wallons à la Presse. Cohue épouvantable. M. le professeur Rousseau, président d'honneur, remercie Masure et Devèze de leurs paroles de bienvenue. Il assure qu'il est absolument de cœur avec nous, De même que Chevreul s'intitulait le doyen des étudiants de France, il revendique le titre de doyen des étudiants wallons. Longues acclamations. La bière, coule à flots et la musique joue les airs wallons ainsi qu'une fantaisie sur Véronique.

Le soir, représentation à l’Alcazar. Au programme : « Lagourdette », « Par Politesse » et « le Chien du Commissaire ». Triomphe.
 
Jeudi 21 novembre

Dans la matinée, excursion au Parc Léopold ; promenade matinale et champêtre excellente pour les xylostomes ; pour les autres, visite des Instituts sous la direction de MM.Héger et Waxweiler.







Pendant ce temps, l'Harmonie des Wallons joue ses valses les plus entraînantes ; des étudiants jouent au bouchon ; d'autres aux anneaux ; d'autres encore font un concours de grimaces ; ce n'était du reste pas difficile vu l’aspect maladif et gulolignesque de tous les visages.

A 2 heures, au Cabaret du XVIe siècle, matinée offerte par la Section de Philosophie. Exposition d’œuvres estudiantines (ébouriffantes) ; exposition des phénomènes estudiantins (époignants) parmi lesquels l'Étudiant à l'estomac d'autruche et Étudiant à la peau élastique font sensation. Puis défilent tous nos chanteurs, monologuistes, etc., tous fort applaudis. Citons surtout Poiry infatigable, Millaud imperturbable, Bobêche impayable, Delacre agréable, Navarre remarquable, Duvivier peu convenable, etc. Félicitons Dénis pour cette fête très réussie.

A 5 heures 1/2, banquet aux Trois Suisses, 180 couverts. Enthousiasme délirant.

Le Café des Trois Suisses, sur le flanc gauche du Théâtre de la Monnaie.
Vues intérieures du Café des Trois Suisses.
A la table d'honneur MM. Van Drunen, Lepage, Devèze, Jacques, Francotte Behaeghel, P. Hymans, Ad. Max, Tiberghien, Van Langenhove, Dr Kufferath, Dr De Smet, Waxweiler, Cattier, J Demoor, Des Marez.

M. Van Drunen prend le premier la parole : il salué les fêtes organisées par l' A.G. comme les fêtes de la fraternité. « Les couleurs de vos drapeaux, s'écrie-t-il, s'identifient en une seule : c'est l'aurore dorée de la Fraternité. C'est vous, étudiants, qui donnez l'indice de cette ère nouvelle, clémente, généreuse et fraternelle. »

« L'A.G. à un rôle important à l'Université. Elle vous enseigne que nous devons nous dévouer à la collectivité, et votre président, Albert Devèze, vous en donne depuis quelque temps un merveilleux exemple. »

« Ces fêtes étendent dans toute la jeunesse l'union, la cohésion, elles sont utiles au mouvement général que les étudiants poursuivent dans le domaine de la pensée. »

« Au nom des professeurs, je vous exprime tout notre bonheur d'être vos hôtes ce soir, et je bois à l'union de la jeunesse internationale. » (Triple ban)



Devèze remercie ensuite le recteur, les professeurs, M. Lepage à qui l'on doit la réception à l'Hôtel de Ville, les Anciens Étudiants, la Presse, les Étudiants de Bruxelles, de province et de l'étranger. Il boit à l'Université et au Libre Examen.

M. Lepage prend la parole. Il remercie Devèze de ses paroles aimables. « Quand on se présente à nous au nom de l'Université, dit-il, nous n'avons rien à refuser; vous aviez d'avance cause gagnée. »

« Il y a vingt-trois ans, j’étais président de l’Association Générale, et j'avais comme vice-président, votre recteur actuel, M. Van Drunen. C'est de cette époque que datent les meilleurs souvenirs et les amitiés les plus fidèles. Je suis heureux de constater la sympathie qui existe entre les anciens étudiants et les étudiants actuels, sympathie basée sur la libre discussion, sur le libre-examen. »

En terminant son discours, très applaudi, M. Lepage boit à l'Association et au Libre Examen.

M. le docteur Jacques se félicite de la prospérité de l'A. G. et se rappelle avec émotion les souvenirs agréables des années passées à l'Université. Il boit à l'A.G. et au comité.

M. Paul Hymans a la réputation d'être un improvisateur brillant. Aussi le réclame-t-on à grands cris. Il s'exécute enfin et prononce une magnifique allocution exaltant en termes élevés le libre-examen, le libéralisme, la vérité, la tolérance, le dévouement à la patrie.

Son discours obtient un bruyant succès.

Au milieu d'un tumulte sans cesse grandissant, les délégués étrangers remercient de l'accueil qui leur a été fait. Hicguet obtient un moment de silence, et fait, aux acclamations de toute l'assistance, l'éloge de Devèze, qu'il remercie de son dévouement au nom du Comité et de tous les étudiants.

L'enthousiasme est à son comble. M Van Drunen s'empare d'un béret d'étudiant et s'en coiffe ; immédiatement tous les professeurs imitent son exemple et se coiffent de casquettes variées. La table d'honneur a un aspect très pittoresque. MM. Lepage, Francotte et Kufferath se distinguent par leur manière élégante de porter la casquette.

La sortie, originale, à coup sûr, s'effectue au milieu d'une exubérance endiablée.

M.S. 


Quant au Bal, jamais la fraternité universitaire n'y éclata avec une telle vivacité, comme l'eut dit le camarade Manu.

Et tandis que les danses folles et les chahuts vertigineux allaient leur train, un train d'enfer, les punchistes en symbolique uniforme, étalaient dans le public bigarré des petites femmes costumées, la solennité de leurs bedons armoiriés, car jamais Bal estudiantin ne fut plus fourni en fait de gentes damoiselles aux minois réjouis, de grisettes pétillantes, de professional beauties escholières.

L'entrain diabolique fut à son comble lorsque les rituels punchistes versèrent à larges flots le punch attendu.
Oxford et Cambridge burent à pleins verres le breuvage des dieux et montrèrent une fois de plus toute leur sympathie pour les exubérants frères belges.

Mais rien ne fut remarquable extraordinairement si ce n'est celui de la création de cette « Union Panlatine » qui malgré bien des obstacles parvint à s'ériger fièrement. Et cependant combien de camarades ne protestèrent pas dans une pensée d'internationalisme ou bien comme Piston au nom de nos frères hollandais.

Que dirent de ceux qui burent à la tempérance !

Que dire de certain Nancéen dont certain lobes cérébraux restaient obstusément fermés dans une xylostomie outrée.

Que dire enfin de l'heure matinale à laquelle d'aucuns purent seulement obtenir leur paletot dans un vestiaire où l'ordre le plus élémentaire avait cessé de régner.

Ce ne fut que le lendemain qu'on put juger de l'homérisme gargantuesque de cette soirée inoubliable.

D'ailleurs je déclare comme Michelet qu'on ne peut bien écrire l'histoire, que quelques siècles après les évènements.

Le compte-rendu sérieux du bal de l'A.G. ne sera bien écrit que par nos arrières petits fils. Alors seulement on pourra, peut-être, donner de ces festivités une relation sincèrement honnête et justement descriptive.

En attendant, sachez que ce fut un CHAUD BAL.

Enfin, vendredi matin le comité de l’A.G. offrait un porto aussi ultime qu'intime aux officiels étrangers. Fraternisation, guindaille toasts encore, entre autres de Dam.

Notons en terminant ces paroles d'un délégué de Cambridge : « Il peut y avoir des différents entre les gouvernements, des hostilités entre les politiques ; il n'y en a pas, il n'y en aura jamais entre les étudiants ».

Nos fêtes ont été la magnifique consécration de ces paroles.


E.A.

Notes après coup : Très remarqué, le Boustring-Club. Très chantée, l'ouverture du chant des Étudiants Très occupée, l'une des buffetières. Très abîmés, les verres. (E.L. Aide-mémoire d'E.A.)