mercredi 10 octobre 2012

Marche crocodilienne

Cette "Marche crocodilienne", publiée en 1856 dans l'Almanach crocodilien dédié aux étudiants belges, est attribuée avec humour à Victor Hugo (qui vient alors de publier Les Contemplations).

La citation farfelue du Coran en tête de texte est sans doute un clin d'oeil à la Bibliothèque de la jeunesse musulmane où l'Almanach a soi-disant été publié. 

Chlodomir, le patron du "Trou" (café situé en face de la première ULB), est cité dans la chanson. Mais il est aussi mentionné dans plusieurs articles du Crocodile. C'est dire la place qu'il occupait dans le paysage estudiantin et... crocodilien. Et pour cause : les Crocodiles se réunissaient dans son estaminet pour y vider force verres de faro. On comprend aisément que, encouragés par Chlodomir et Bacchus, les Crocodiles se soient découverts des dettes et l'envie d'attraper l'huissier par la peau du cou et de l'appeler "alguazil"...

Avis aux mélomanes : nous n'avons pas encore retrouvé le rythme de cette "Marche"... Toute aide est donc la bienvenue pour faire revivre ce texte lors des Cantus.


Marche crocodilienne
(occidentale)

Là-Allah-Ellallah !
– Koran –

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

J’aime le Crocodile à l’air patriarcal :
Son gilet déchiré rend son front plus sévère ;
Il vide avec respect les poches de son père ;
Il voue à la bouffarde un amour filial,
Et porte un vieil habit percé dans les mêlées
De plus de trous que n’a de taches étoilées
La peau du tigre impérial.

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

Jamais canne ou gourdin ne lui servent d’appui ;
Son corps est toujours ferme et dur comme une enclume ;
S’il a fini de boire et de manger, il fume ;
L’odeur du caporal en sa marche le suit.
Quand il passe en chantant sur le pavé mobile,
On fait silence, on dit : Encor un Crocodile !
Et chacun se retourne au bruit.

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

Quand dix mille buveurs viennent au son du cor,
Il leur répond ; il boit, et son souffle farouche
Aspire à plein gosier les verres qu’il embouche.
On roule sous la table ; lui seul sent son essor
Qui croît. Pour rafraîchir sa figure écarlate,
Il pousse Chlodomir qui se lasse, et le flatte
Pour qu’il lui serve à boire encor !

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

J’aime, s’il est vainqueur, et quand paraît le jour,
Qu’il aille enfin trouver sa maîtresse grondeuse,
Et que les durs baisers de sa lèvre amoureuse
Fassent vibrer longtemps les échos d’alentour.
J’aime après le combat, que sa voix éraillée
Rie, et de la guindaille encor plus enrouée,
Chante les houris et l’amour.

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

Tel est, soudards, bourgeois, jésuites, capucins,
Le Crocodile ! Mais celui qui s’épouvante
A voir d’un beau gigot la chair appétissante,
Qui le dernier se montre à de joyeux festins,
Qui refuse de boire alors qu’en des ripailles
Résonnent à grands cris les bruyantes guindailles,
Et dit : Les verres sont trop pleins !

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

Celui qui des savants écoutent les discours,
Qui n’a jamais chanté sur sa lyre phtisique
Que les fades douceurs de l’amour platonique,
Qui dédaigne la pipe, et se gante toujours,
Qui, pour mieux conserver sa fortune chétive,
N’a pas d’amis, et loin de la foule s’esquive
Dans sa tanière comme un ours ;

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.

Celui-là, c’est un lâche, et non l’enfant du Nil !
Ce n’est pas lui qu’on voit au fort de la tempête,
A tous ses créanciers bravement tenir tête,
Et par la peau du dos tenir un alguazil ;
Il n’est bon qu’à passer bêtement dans la vie,
Les yeux tout grands ouverts, la face épanouie,
Ainsi qu’un crapaud sur le gril !

Mon verre est tout rempli de liqueur parfumée,
Et ma pipe vomit des torrents de fumée.
 
[V. Hugo]